Marché du travail
Revue des idées #24 : peut-on créer une société égalitaire dans un monde inégal ?
Esther Duflo, Jospeh Stiglitz, Yann Moulier-Boutang, trois économistes viennent d’écrire sur les effets de la mondialisation et des révolutions numériques. Tous les trois mettent au centre la nécessité de refonder les pactes sociaux. Revue des Idées n°24
Publié le 29/08/2016 • Mis à jour le 09/03/2022
« Nous avons mille raisons d’être heureux »…
L’idée ne va pas de soi tant les Français sont pessimistes sur l’avenir, mais l’économiste Esther Duflo qui travaille pourtant sur la pauvreté depuis longtemps, le pense et l’écrit dans Le Monde : « En partie grâce aux 35 heures, les Français détiennent le record de l’OCDE du nombre d’heures passées chaque jour à prendre soin d’eux-mêmes, à manger, à se reposer ou à voir des amis (plus de 16 heures sur 24), et malgré cela, notre productivité par travailleur est parfaitement respectable. L’espérance de vie, à plus de 82 ans, nous place au troisième rang dans les pays de l’OCDE. Notre taux de fécondité, l’un des plus élevés en Europe (en 2012, il était de 2,01 en France, 1,38 en Allemagne, 1,40 en Italie) et l’apport de l’immigration assurent que notre population augmente chaque année. Cette croissance démographique nous garantit une population jeune qui pourra payer nos retraites. Elle montre aussi que, même si les Français se plaignent, ils ont assez d’espoir pour avoir des enfants. » Bonheur privé, malheur public, dirait Jean Viard.
L’ennui est que les Français attendent trop de la croissance comme si « un point de plus de croissance nous rendrait tellement plus riches dans cent ans que cela vaut tous les sacrifices aujourd’hui ». Esther Duflo estime que la priorité est à la refonte du pacte social et à la nécessité de ne plus le fonder sur la croissance. Elle dit : « le défi est de créer une société égalitaire dans un monde inégal. Cela demande de redistribuer les revenus et des richesses, bien sûr, mais aussi de donner à tous des opportunités réelles de réussir… Beaucoup l’ont dit, augmenter les taux d’imposition sur les tranches supérieures est possible, mais seulement si cela est fait de manière coordonnée en Europe et si les paradis fiscaux sont fermés. » Ce qui se dit moins souvent, c’est qu’augmenter les transferts et les minima sociaux et la longueur et la générosité des allocations-chômage ne conduirait pas non plus, selon l’économiste, les moins riches à se mettre en vacances : aucune des expériences internationales ne l’indique.
L’échec de la mondialisation
« Certains économistes néolibéraux favorables à la mondialisation prétendent qu’elle est effectivement bénéfique, mais en réalité ils n’en savent rien ». Joseph Stiglitz, Prix Nobel d’économie, explique dans un article pourquoi la mondialisation a selon lui failli, pourquoi elle « profite essentiellement aux puissants ». La mondialisation n’est évidemment qu’un élément de la situation, l’innovation technologique en est un autre. « Cette ouverture et ces bouleversements étaient supposés nous enrichir, mais les gouvernements des pays avancés n’ont pas fait grand-chose pour que leurs bénéfices soient plus équitablement partagés. Au contraire, ils ont favorisé une restructuration des marchés qui a creusé les inégalités et nuit à l’économie dans son ensemble. La croissance a fléchi tandis que les règles du jeu ont été réécrites dans l’intérêt des banques et des entreprises, les riches et les puissants, au détriment du reste de la population… La financiarisation s’est rapidement propagée dans la société et la gouvernance d’entreprise s’est dégradée ». C’est l’essence du livre qu’il vient de publier aux Etats Unis : Rewriting the Rules of the American Economy.
Revenu universel inconditionnel
« La crise de la croissance et de l’emploi s’étend dorénavant sur plus de 40 ans, elle ne paraît pas pouvoir être résorbée à court terme ». C’est le premier constat. Le second est que la crise actuelle ressemble à celle qui a accompagné la révolution industrielle de 1780 à 1850 qui a vu naître la machine à vapeur, le chemin de fer, la grande fabrique puis l’électricité. Ce qui est désespérant est que malgré la révolution numérique, ni l’électronique ni l’informatique n’ont pour l’instant tiré les pays industriels d’une croissance molle et globalement destructrice d’emplois. L’économiste Yann Moulier-Boutang dans deux longs mais très clairs articles pour The Conversation, essaie de proposer des solutions (1 et 2 ci-dessous).
Pour lui les deux solutions classiques sont sans issue. D’abord la crise ne se réglera pas avec de simples mesures d’ajustement (en général, la déréglementation du marché du travail) en attendant que toute revienne comme avant. Ensuite la défense du salarié protégé n’empêchera rien. Reste une troisième voie « en train de s’esquisser sous nos yeux ». Elle consiste à envisager « le couplage d’un revenu d’existence universel, d’une subvention publique des emplois faiblement qualifiés et d’un régime d’intermittence généralisée du travail ». En d’autres termes, dans la lignée de travaux récents, Moulier-Boutang propose donc un d’instaurer d’une part un revenu citoyen inconditionnel, et surtout d’aller jusqu’au bout de cette logique en acceptant que le travail au cours de la vie ne puisse être qu’intermittent et que ce revenu soit donc cumulable avec différentes formes d’activité. Son argumentation est des plus convaincantes.
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