Marché du travail
« Un demandeur d’emploi évalue mieux le coût de sa mobilité qu’un économiste »
Pour l’économiste Nadine Levratto, les métropoles créent de l’emploi mais n’entraînent quasiment pas les autres territoires, faute de véritables liens, en particulier industriels. Quant à la question de la mobilité des travailleurs, elle n’a pour elle, pas grand sens pour un demandeur d’emploi sur les longues distances.
Publié le 28/03/2019 • Mis à jour le 01/04/2019
Si l’emploi se développe de plus en plus au cœur des métropoles, est-on sûr qu’il va « ruisseler » sur les territoires environnants et éviter aux non-urbains une mobilité forcée ?
Beaucoup d’analystes fonctionnent sur le schéma idéal d’une métropole qui aurait un rayonnement aréolaire. Un peu comme le cœur d’un réacteur qui performerait très bien et percolerait en tache d’huile sur les territoires avoisinants. En fait, ce schéma s’inspire très fortement des travaux américains qui étudient, eux, des métropoles très différentes des nôtres avec, en particulier, un fort étalement. Et il est vrai que dans le développement urbain américain, il y a eu une forme de concomitance entre l’étalement urbain et le développement économique. En revanche, avec les données européennes, on a du mal à retrouver de manière univoque ces résultats-là tant les structures, les supers structures et les plans d’urbanisme sont différents.
En France, certaines métropoles correspondent à cet idéal type mais pas toutes, loin de là, y compris parmi les 13 premières. Lyon, Rennes, dans une certaine mesure Nantes fonctionnent suivant ce schéma-là. Mais Nice, Toulouse, Brest, pas du tout. On n’a pas du tout ce type de développement en « tache d’huile ». Je ne veux pas utiliser le mot ruissellement qui est trop connoté, « tache d’huile » est plus neutre. Si l’on considère les 22 métropoles, j’ai envie de dire que c’est encore pire parmi les nouvelles métropoles. Toutes ne sont pas plus créatrices d’emplois que leurs territoires environnants.
Les nouvelles métropoles créent moins d’emplois que leur territoire environnant ?
À peu près toutes. Seule Clermont-Ferrand est plus dynamique que les territoires avoisinants.
Qu’est-ce qui pourrait faire, alors, qu’une métropole « ruisselle » et diffuse sa dynamique favorable sur les territoires avoisinants ?
Les liens interentreprises essentiellement. C’est évident avec Toulouse qui n’est pas une métropole très rayonnante mais qui, pour des raisons sectorielles assez évidentes, diffuse par exemple sur Figeac : il y a des complémentarités sectorielles, le territoire s’étant spécialisé en complémentarité de la métropole. Le souci est que ce phénomène devient moins évident au fur et à mesure que l’industrie régresse en France. On a quand même perdu presque 900 000 emplois industriels depuis près de 40 ans et ces liens intersectoriels se sont brisés sur les territoires.
À cela s’ajoute le fait que la polarisation territoriale des secteurs de haute et moyenne technologie est de plus en plus forte. On en trouve une partie en Rhône-Alpes, une autre dans la vallée de la Seine Aval, un petit bout en Alsace et un autre autour de Toulouse. C’est hyper polarisé. Du coup, les renforcements positifs entre les territoires se font d’autant moins bien que les distances économiques et les distances physiques sont importantes. On a besoin d’un maillage territorial pour renforcer tous les liens intersectoriels, si l’on veut éviter de rester dans le « mismatch » sur l’emploi.
« Plus les métropoles sont spécialisées, moins elles rayonnent. »
Ce « mismatch » vient donc du fait que les métropoles qui fonctionnent ne seraient pas en réseau avec leur hinterland ?
Les métropoles qui fonctionnent le mieux sont celles dans lesquelles il y a bien sûr une proximité géographique mais également une forme de proximité industrielle avec des activités liées. Ce sont donc des métropoles généralistes. Lyon est vraiment le cas typique avec sa grande diversité d’activités. Cette métropole rayonne. Plus les métropoles sont spécialisées, moins elles rayonnent sur les territoires alentours car elles activent moins de liens intersectoriels. Notre laboratoire, Economix, l’a montré dans son étude pour France Stratégie (1).
L’idée très ancrée qu’il n’y a que peu de survie en matière d’emploi en dehors du cœur des métropoles est-elle exacte ?
Parfois. Dans les secteurs de la finance et de l’assurance, elle est exacte. Dans d’autres secteurs, elle n’a pas de sens. Si on ne considère que l’emploi à forte intensité en connaissances, tous ces services high-techs et aux emplois à la personne, oui, elle est exacte. Mais il y a quand même l’industrie comme moteur de l’emploi et l’industrie, elle, n’est pas dans les métropoles. Elles en partent à cause du coût du foncier principalement et des politiques d’aménagement du territoire.
Le cas francilien est de ce point de vue très intéressant avec, d’une part, un mouvement constant d’éviction des industries vers les franges de la région et, d’autre part, beaucoup de disparitions pures et simples pour celles dont le coût de la relocalisation est trop élevé ou qui perdent leur proximité avec les clients et fournisseurs. L’Île-de-France est avec les Hauts-de-France, la région qui a le plus perdu d’emplois d’industriels. Et c’est gravissime vu le poids de l’Île-de-France dans le PIB national. La disparition de l’industrie en Île-de-France a des effets sur tout le pays.
« L’Île-de-France est une région hyper fracturée »
Cette région n’est-elle pas en fait très fracturée économiquement et socialement ?
Elle est même doublement fracturée. Il y a d’abord les fractures très fortes entre le cœur et la périphérie ou entre l’est et l’ouest, qui sont bien connues. Mais il y a aussi des « rayons » avec les extensions vers Roissy, Versailles, Saint-Quentin ou Saclay, mais entre ces rayons, ça ne communique pas non plus. Cette région est en fait hyper fracturée. En plus, elle a tendance à siphonner d’autres territoires comme l’Yonne ou la Picardie.
L’Île-de-France est-elle en danger car ses performances économiques et sociales sont largement en dessous de son potentiel ?
Mon collègue Denis Carré a réalisé une note en 2006, sur « Les performances paradoxales de l’Île-de-France » (2). Il comparait les moyens dont disposait la région en termes d’innovation et de R&D aux résultats. Et le métabolisme francilien n’est pas excellent : la production de valeur ajoutée en Île-de-France est certes beaucoup plus élevée que dans les autres régions françaises mais par rapport à ce qui est injecté, on n’est pas du tout sur la frontière d’efficience. Depuis au moins 15 ans tout cela est étudié et documenté, mais n’a pas été pris en compte. On a juste construit une métropole qui nie justement toutes ces fractures-là.
« L’intérêt à la mobilité ne joue pas sur les grandes distances »
Le marché de l’emploi tel que vous le dessinez en creux impose-t-il une mobilité accrue pour les demandeurs ?
De plus en plus de travaux empiriques font apparaître que les marchés pertinents sont en fait de taille très réduite. L’économiste américain David Audretsch, spécialiste de ces questions, montre que les effets d’agglomération bénéfiques à l’emploi jouent en fait à des niveaux très petits, au niveau par exemple des petits groupes de communes. L’intérêt à la mobilité ne joue donc pas sur les grandes distances, les effets d’agglomérations jouant sur des périmètres assez réduits. Et si l’on raisonne en termes de bassins d’emploi, ils sont aussi de taille assez réduite.
Pour l’Île-de-France par exemple, l’intérêt n’est pas que les gens puissent passer de Marne-la-Vallée à Cergy mais qu’il y ait un maillage sur les bassins d’emploi pertinents. La démarche de la région est assez pertinente sur les nouveaux bassins d’emploi qu’ils ont mis en place. Cela pourrait aussi imprimer les questions d’urbanisme, d’aménagement du territoire. Cela fait 50 ans qu’on raisonne à l’envers et que l’on dit « on va vous poser des rails, du béton, du bitume et ensuite l’économie suivra » ! Cela ne marche pas comme cela. Il y a des réalités économiques sur les territoires et on ne part de zéro.
L’essentiel est de comprendre comment elles fonctionnent avec des vraies données, des vraies études, à des échelles territoriales fines, au minimum des zones d’emploi. Ensuite, à l’intérieur de ce cadre-là, on peut voir aménager l’urbain et les mobilités.
La construction de grandes infrastructures, comme par exemple le Grand Paris Express, sont pourtant supposées améliorer les mobilités et donc l’appariement offre et demande d’emploi ?
C’est un peu un mythe. C’est surtout un tour de force de certains économistes qui soutiennent cette notion d’appariement du marché du travail, y compris sur des grands territoires. Pour eux, le travail est un facteur hyper mobile et malléable. Or le capital étant supposé immobile, c’est au plus malléable de bouger ! Cela ne fonctionne pas ainsi, c’est qu’un demandeur d’emploi sait parfaitement évaluer le coût à la mobilité, il sait parfaitement évaluer rationnellement une opportunité d’emploi.
Quitter un territoire dans lequel on est inséré par des réseaux familiaux et une prise en charge de toute une série d’aspects sociaux pour un CDD à temps partiel dans la ville moyenne ou la métropole, il ne faut pas s’étonner que les gens ne se précipitent pas. Coupé de ses réseaux avec un plein temps au SMIC, on est beaucoup plus en souffrance sociale qu’avant, tant la marge de manœuvre diminue…
Quand on est logés chez ses parents, qu’on a un bout de jardin et surtout qu’on peut retrouver les copains le soir, très facilement, pourquoi partirait-on pour une vie qui va finalement être beaucoup plus dure et incertaine ? Et là, on peut mettre tous les réseaux de transport que l’on veut, cela ne change pas la question essentielle de la qualité de l’emploi et de la vie qui va avec.
Propos recueillis par Jean Pierre Gonguet
(2) https://www.cairn.info/revue-d-economie-regionale-et-urbaine-2006-4-page-575.htm